Chapitre 3
— Vos craintes étaient infondées, elles n’avaient aucune raison d’être, fit Triss dans une grimace, les coudes appuyés sur la table. Il est bien révolu, le temps où les magiciens recherchaient ardemment les Sources et les enfants aux dons magiques, ou bien les arrachaient, par la force ou par la ruse, à leurs parents ou tuteurs. Vous pensiez vraiment que je voulais vous prendre Ciri ?
Lambert s’esclaffa et détourna la tête. Eskel et Vesemir dirigèrent leurs yeux vers Geralt, mais celui-ci restait silencieux. Il regardait de côté et jouait sans cesse avec son médaillon de sorceleur en argent, qui représentait une tête de loup aux crocs découverts. Triss savait que ce médaillon réagissait à la magie. Une nuit comme celle de Midinváerne, où la magie allait jusqu’à faire vibrer l’air, les médaillons des sorceleurs devaient constamment trépider et susciter ainsi la nervosité et l’inquiétude de leurs propriétaires.
— Non, mon enfant, répondit enfin Vesemir. Nous savons que tu ne l’aurais pas fait. Cependant, nous n’ignorons pas que tu dois informer le Chapitre de ta découverte. Nous savons bien qu’un tel devoir incombe à chaque magicien et magicienne. Vous ne ravissez plus les enfants ayant des dons magiques à leurs parents ou leurs tuteurs, mais vous les observez afin de pouvoir, plus tard, au moment opportun, les séduire avec la magie, les inciter à…
— N’aie crainte, intervint-elle froidement. Je ne parlerai de Ciri à personne. Pas même au Chapitre. Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
— La facilité avec laquelle tu déclares conserver ce secret nous étonne, fit Eskel sur un ton calme. Pardonne-moi, Triss, je ne voulais pas te blesser, mais qu’est devenue ta loyauté légendaire à l’égard du Conseil et du Chapitre ?
— Bien de l’eau a coulé sous les ponts. La guerre a changé nombre de choses. Et la bataille de Sodden, plus encore. Je ne souhaite guère vous ennuyer en parlant politique, et certaines questions sont, veuillez me pardonner, protégées par un secret que je ne puis divulguer. Quant à ma loyauté… Je suis loyale. Mais vous pouvez me croire, dans cette affaire, je peux être fidèle au Chapitre autant qu’à vous.
— Une double loyauté comme celle-ci est diablement difficile à tenir. (Geralt regardait la magicienne dans les yeux pour la première fois de la soirée.) Rares sont ceux qui y parviennent, Triss.
La magicienne jeta un regard à Ciri. La fillette était assise avec Coën sur une peau d’ours, à l’autre bout de la grande salle ; tous deux étaient occupés à jouer aux jeux de mains. Cet amusement devenait monotone parce que les deux joueurs étaient incroyablement rapides – aucun des deux ne parvenait à toucher l’autre. Cependant, cela ne les dérangeait visiblement pas ni ne gâchait leur plaisir.
— Geralt, fit la magicienne. Lorsque tu as retrouvé Ciri, là-bas, de l’autre côté de la Iaruga, tu l’as prise avec toi. Tu l’as amenée à Kaer Morhen, tu l’as cachée au reste du monde, afin que personne ne sache que cette enfant était en vie, pas même ses proches. Tu l’as fait parce qu’une chose que j’ignore t’a convaincu que la destinée existait vraiment, qu’elle gouvernait nos vies, qu’elle nous guidait dans tout ce que nous faisions. Je partage cette vision des choses, je l’ai toujours partagée. Si le destin veut que Ciri devienne une magicienne, elle le deviendra. Ni le Chapitre ni le Conseil n’ont à savoir qu’elle est en vie ; ils ne sont pas tenus de l’observer ni de l’inciter à les rejoindre. En respectant votre secret, je ne trahis en aucun cas le Chapitre. Mais, comme vous le savez bien, il y a un problème.
— S’il n’y en avait qu’un seul…, soupira Vesemir. Parle, mon enfant.
— La fillette a des dons pour la magie, il ne faut surtout pas les négliger. Ce serait trop risqué.
— Comment cela ?
— Ces dons non maîtrisés sont une véritable menace. Pour la Source comme pour son entourage. Une Source peut exposer ses proches à divers dangers. Pour ce qui est d’elle-même, il n’y en a qu’un seul. Il s’agit d’une maladie mentale. La catatonie, le plus souvent.
— Par tous les diables ! s’exclama Lambert après un long moment de silence. Je vous écoute attentivement depuis tout à l’heure, et je crois bien que l’un d’entre vous a déjà perdu la tête, et que c’est lui qui exposera bientôt son entourage au danger… La destinée, la Source, la magie, les prodiges, les miracles… Tu n’exagères pas un peu, Merigold ? Serait-ce le premier marmot à avoir été amené à la forteresse ? Geralt n’a pas rencontré sa destinée, il a trouvé un nouvel enfant sans toit ni famille. Nous apprendrons à cette fillette le maniement de l’épée et nous l’enverrons de par le monde, comme les autres. Il est vrai que nous n’avions jusqu’à présent jamais formé de fille à Kaer Morhen, je te l’accorde. Nous avons rencontré des problèmes avec Ciri, nous avons commis des erreurs, il est heureux que tu nous les aies fait remarquer. Mais il ne faut pas exagérer ! Elle n’est pas si différente que ça, pas au point de tomber à genoux et de lever les yeux au ciel ! Ignores-tu combien de femmes guerrières il existe dans le monde ? Je te le garantis, Merigold, Ciri sortira d’ici bien formée et en bonne santé, elle sera forte et saura se débrouiller dans la vie. Sans catatonie ni autre mal comitial, je te le promets. À moins que tu ne lui insuffles une telle maladie.
— Vesemir (Triss se retourna sur sa chaise), fais-le taire, il nous dérange.
— Tu fais la maligne, mais tu ne sais pas tout encore, répondit Lambert avec calme. Regarde.
Le sorceleur étendit la main en direction de l’âtre et plia les doigts de manière étrange. Une détonation suivie d’un bruit retentissant se firent entendre dans la cheminée, les flammes redoublèrent d’intensité, les braises se ravivèrent et crachèrent des étincelles. Geralt, Vesemir et Eskel jetèrent un regard inquiet à Ciri, mais la fillette ne prêta aucune attention au spectaculaire feu d’artifice.
Triss croisa les bras sur sa poitrine et lança un regard provocateur à Lambert.
— Le Signe d’Aard, conclut-elle calmement. Tu voulais m’impressionner ? Si je le voulais, je pourrais, grâce à ce même geste, renforcé par de la concentration, de la volonté et une formule magique, faire s’envoler ces bûches par la cheminée et les faire monter si haut que tu les confondrais avec des étoiles.
— Tu le pourrais, reconnut-il. Mais pas Ciri. Elle est incapable de former le Signe d’Aard. Ni aucun autre Signe, d’ailleurs. Elle a essayé des centaines de fois, en vain. Or tu sais bien qu’un minimum d’aptitudes suffit pour pouvoir former nos Signes. Ciri ne possède même pas ce minimum. C’est une enfant tout à fait normale. Elle n’a aucun don pour la magie. Et toi, tu nous parles de Source, tu essaies de nous faire peur…
— Une Source ne maîtrise pas ses dons, elle ne les contrôle pas, expliqua Triss froidement. Elle est un médium, un genre de transmetteur. Elle entre en contact avec l’énergie sans le savoir, et sans le savoir elle la transmet. Lorsqu’une Source tente de contrôler ce don, lorsqu’elle multiplie ses efforts, comme l’a fait Ciri quand elle a essayé de former les Signes, il n’en résulte rien. D’ailleurs, il n’en résultera jamais rien, au bout de centaines comme de milliers de tentatives. C’est typique des Sources. Pourtant, un beau jour, sans qu’elle fasse aucun effort particulier – elle n’est pas concentrée, elle rêvasse, pense à un plat de choucroute, joue aux osselets, batifole au lit, se cure le nez, etc. – il se passe soudain quelque chose. Une maison prend feu, par exemple. Parfois même la moitié d’un village.
— Tu exagères, Merigold.
— Lambert ! (Geralt lâcha son médaillon et posa ses mains sur la table.) Premièrement, ne t’adresse pas à Triss en l’appelant « Merigold » ; elle t’a déjà maintes fois prié de ne pas le faire. Deuxièmement, Triss n’exagère pas. J’ai vu de mes propres yeux la maman de Ciri, la princesse Pavetta, en action. Je vous le dis, c’était un sacré spectacle. J’ignore si elle était une Source, mais personne ne la soupçonnait de posséder des pouvoirs magiques jusqu’à ce qu’elle soit à un cheveu de réduire en cendres le bourg royal de Cintra.
— Il convient alors d’accepter l’idée que Ciri ait pu recevoir un certain héritage génétique, dit Eskel en allumant les bougies d’un chandelier.
— C’est non seulement une possibilité, mais je dirais même une réalité, affirma Vesemir. D’un côté, Lambert a raison : Ciri est incapable de former le moindre Signe. De l’autre, nous avons tous vu comme…
Il se tut et regarda Ciri qui venait justement de réagir à l’avantage qu’elle venait d’acquérir aux jeux de mains par un petit cri joyeux. Triss perçut le sourire discret sur les lèvres de Coën, et n’eut aucun doute sur le fait qu’il avait laissé la fillette gagner.
— Justement ! fit-elle sur un ton ironique. Vous avez tous vu. Mais vous avez vu quoi ? Dans quelles conditions ? Dites donc, les gars, vous ne croyez pas que le moment est venu de me faire des confidences ? Bon sang, je vous le répète, je le garderai bien, ce secret ! Vous avez ma parole.
Lambert jeta un œil à Geralt ; celui-ci lui adressa un signe de tête approbateur. Le jeune sorceleur se leva de table, prit une grande carafe en cristal de forme cubique et un flacon plus petit, qui étaient entreposés sur une très haute étagère. Il versa le contenu du flacon dans la carafe qu’il secoua à plusieurs reprises, puis il versa le liquide transparent dans les coupes disposées sur la table.
— Bois avec nous, Triss.
— La vérité est-elle si terrible qu’il soit impossible d’en parler sans être ivre ? Faut-il se saouler pour l’entendre ? ironisa la magicienne.
— Ne fais pas l’idiote. Avale ça. Tu comprendras mieux.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— De la mouette blanche.
— Comment ?
— C’est une petite décoction pour faire de beaux rêves, sourit Eskel.
— Nom d’un chien ! Un hallucinogène de sorceleur ? Alors c’est ça qui fait briller vos yeux le soir ?
— La mouette blanche est très douce. C’est la noire qui est hallucinogène.
— S’il y a de la magie dans ce liquide, je n’ai pas le droit de le boire !
— Il n’y a que des ingrédients naturels, la rassura Geralt. (Pourtant, Triss avait remarqué qu’il ne faisait pas le fier. Il avait visiblement peur des questions qui pourraient tomber sur la composition de l’élixir.) Par ailleurs, ils sont coupés avec une grande quantité d’eau. Nous ne te proposerions rien qui puisse te nuire.
Le liquide mousseux au goût particulier était étonnamment froid dans un premier temps, puis il se répandait en une vague de chaleur dans tout le corps. La magicienne passa sa langue sur ses gencives et son palais. Elle était incapable de distinguer un seul ingrédient.
— Vous avez servi à Ciri de cette… mouette, devina-t-elle. Et alors…
— C’était un accident, l’interrompit aussitôt Geralt. Le premier soir, alors que nous venions d’arriver… Elle avait très soif, la mouette était sur la table. Avant que nous ayons eu le temps de réagir, elle l’avait bue d’un trait. Puis elle est entrée en transe.
— Nous avons eu une peur bleue, avoua Vesemir avant de pousser un soupir. Tu peux nous croire, mon enfant. Une peur de tous les diables.
— Elle s’est mise à parler avec une voix qui n’était pas la sienne, affirma calmement la magicienne en regardant les yeux des sorceleurs qui brillaient à la lumière des bougies. Elle s’est mise à parler de choses qu’elle ne pouvait connaître. Elle s’est mise à… prophétiser, n’est-ce pas ? Qu’a-t-elle dit ?
— Des niaiseries, rétorqua Lambert sur un ton sec. Des bêtises sans queue ni tête.
— Je ne doute pas que vous êtes parfaitement parvenus à vous comprendre, tous les deux. (La magicienne le fixait du regard.) Les bêtises, c’est ta spécialité, je m’en rends compte chaque fois que tu ouvres la bouche. Fais-moi donc la grâce de la garder fermée quelque temps, tu veux bien ?
— Cette fois, Triss, Lambert a raison, affirma Eskel sur un ton grave tout en effleurant sa cicatrice de la main. Après avoir bu de la mouette, Ciri parlait vraiment de manière incompréhensible. Cette fois-là, la première fois, c’était un véritable bredouillage. Ce n’est qu’après…
Il s’interrompit. Triss secoua la tête.
— Ce n’est qu’après qu’elle s’est mise à parler de manière intelligible, devina-t-elle. Il y a donc eu une seconde fois. A-t-elle de nouveau bu de ce narcotique à cause de votre négligence ?
— Triss. (Geralt leva la tête.) Ce n’est pas le moment de nous persifler. Cela ne nous amuse pas du tout. Ce problème nous désole et nous inquiète. Oui, il y a eu une seconde fois, et une troisième fois. Un jour, Ciri a fait une chute grave au cours d’un entraînement. Elle a perdu connaissance. Lorsqu’elle a repris ses esprits, elle était de nouveau en transe. Elle bredouillait encore avec une voix qui n’était pas la sienne. Ses paroles étaient toujours aussi incompréhensibles. Mais j’ai déjà entendu ce genre de voix et de façon de parler. C’est ainsi que s’expriment ces pauvres femmes malades et aliénées que l’on appelle les oracles. Tu vois ce que je veux dire ?
— Entièrement. Ça, c’était donc la deuxième fois. Parle-moi de la troisième.
Geralt essuya son front, qui s’était soudain couvert de sueur, avec son avant-bras.
— Ciri se réveille souvent la nuit, commença-t-il. Dans un cri. Elle est passée par de terribles épreuves. Elle ne veut pas en parler, mais il est clair qu’elle a vu des choses à Cintra et à Angren qu’un enfant ne devrait jamais voir. Je crains même que… que quelqu’un lui ait fait du mal. Cela lui revient en rêve. D’habitude, on parvient assez facilement à la calmer, elle se rendort sans problème. Mais une nuit, après son réveil… elle est encore entrée en transe. Elle parlait avec une voix étrange, désagréable… mauvaise. Elle s’exprimait de manière distincte et intelligible. Elle prophétisait. Elle prédisait l’avenir. Et elle nous a prédit…
— Quoi Geralt ? Que vous a-t-elle prédit ?
— La mort, répondit Vesemir sur un ton calme. La mort, mon enfant.
Triss jeta un œil à Ciri qui, à grands renforts de cris, reprochait à Coën de tricher aux jeux. Coën prit la fillette dans ses bras et éclata de rire. La magicienne se rendit soudain compte qu’elle n’avait jamais entendu rire un sorceleur auparavant. Jamais.
— Celle de qui ? demanda-t-elle rapidement en ne détachant pas son regard de Coën.
— La sienne, répondit Vesemir.
— Et la mienne, ajouta Geralt. (Il sourit.)
— Et après ?
— Elle ne se rappelait plus rien. Et nous ne lui avons pas posé de questions.
— Vous avez bien fait. Quant à cette prophétie… Était-elle concrète ? Détaillée ?
— Non. (Geralt la regarda droit dans les yeux.) C’était embrouillé. Écoute, Triss, ne pose pas de questions à ce sujet. La valeur des prophéties et des divagations de Ciri ne nous préoccupe guère ; ce qui nous inquiète, c’est ce qui se passe avec elle. Nous n’avons pas peur pour nous, mais…
— Attention, l’avertit Vesemir. Ne parle pas de cela en sa présence.
Coën s’approcha de la table. Il portait Ciri sur ses épaules.
— Souhaite la bonne nuit à tout le monde, dit-il à la fillette. À ces oiseaux de nuit. Nous, nous allons nous coucher. Il est bientôt minuit. D’ici un instant, ce sera la fin de Midinváerne. À partir de demain, le printemps sera plus proche de jour en jour !
— J’ai soif.
Ciri descendit des épaules de Coën et tendit la main en direction de la coupe d’Eskel. Le sorceleur plaça habilement le verre hors de portée de la fillette et prit la carafe d’eau. Triss se redressa précipitamment.
— Tiens. (Elle donna à Ciri sa coupe à moitié pleine tout en serrant le bras de Geralt de manière significative et en regardant Vesemir dans les yeux.) Bois.
— Triss, murmura Eskel alors qu’il regardait Ciri boire le liquide à grandes gorgées. Que fais-tu là ? C’est pourtant…
— Pas un mot, je te prie.
L’effet de la boisson ne se fit pas attendre. Ciri se raidit soudain, poussa un petit cri et afficha un large sourire béat. Elle ferma les paupières et étendit les bras. Elle se mit à rire, fit une pirouette puis des cabrioles sur la pointe des pieds. Lambert, d’un mouvement vif, recula le tabouret qui se trouvait sur son passage. Coën se posta entre la fillette qui dansait et le feu de la cheminée.
Triss se leva d’un bond et tira en hâte son amulette de sous son encolure – un saphir enchâssé dans une monture en argent et suspendu à une fine chaîne. Elle la serra fort dans son poing.
— Mon enfant…, geignit Vesemir. Que fais-tu donc ?
— Je sais ce que je fais, répondit-elle sèchement. La fillette est en transe, et je compte bien entrer en contact psychique avec elle. Je vais entrer en elle. Je vous l’ai dit, elle est une sorte de transmetteur magique. Je dois savoir ce qu’elle transmet, comment elle le fait, d’où elle puise cette aura et comment elle la reproduit. Aujourd’hui, c’est Midinváerne : une nuit propice à ce genre d’action…
— Cela ne me plaît pas du tout, mais alors pas du tout, fit Geralt en fronçant les sourcils.
— Si l’une de nous avait une crise d’épilepsie, poursuivit la magicienne sans prêter attention aux paroles du sorceleur, vous connaissez la marche à suivre : un bâton entre les dents, maintenir fort et attendre. La tête haute, les gars ! Je l’ai fait plus d’une fois !
Ciri avait cessé de gambader. Elle s’était laissée glisser sur ses genoux, avait tendu les bras et appuyé sa tête contre ses cuisses. Triss appliqua l’amulette devenue chaude contre sa tempe, puis murmura une formule magique. Elle ferma les yeux, se concentra et envoya une impulsion.
La mer grondait, les vagues se brisaient avec fracas contre les falaises, elles explosaient en geysers entre les rochers. Elle battit des ailes en happant le vent salé. Gagnée par une joie indescriptible, elle piqua du nez, rejoignit la horde de ses semblables, accrocha de ses griffes le dos des vagues puis s’éleva de nouveau haut dans le ciel en semant derrière elle une pluie de gouttelettes. Elle planait, balayée par le souffle qui sifflait entre ses rémiges et ses plumes rectrices. « Le pouvoir de la suggestion, pensa-t-elle dans un éclair de lucidité. Ce n’est que le pouvoir de la suggestion. Une mouette ! »
— Triiiiiss ! Triiiss !
— Ciri ? Où es-tu ?
— Triiiss !
Le cri de la mouette se tut. La magicienne sentait toujours les embruns des vagues déferlantes sur son visage, mais la mer avait disparu. Non, en réalité il y en avait toujours une, mais c’était une mer d’herbe, sans fin, une vaste étendue qui atteignait l’horizon. Triss constata avec effroi que ce quelle voyait était le panorama qui se dessinait depuis le sommet du mont de Sodden. Mais ce n’était pas le Mont. Ce ne pouvait pas être lui.
Le ciel s’assombrit soudain. Tout autour d’elle, l’obscurité grandissait. La magicienne vit une longue rangée de silhouettes indistinctes descendre lentement le long de la pente. Elle entendait des murmures qui se couvraient les uns les autres, se confondaient en un chœur incompréhensible et inquiétant.
Ciri se tenait près d’elle, le dos tourné. Le vent balayait ses cheveux cendrés.
Les silhouettes troubles, aux contours imprécis, passaient en un rang ininterrompu à côté d’elle. Lorsqu’elles dépassaient la magicienne, elles tournaient la tête. Triss étouffa un cri à la vue de ces visages calmes, impassibles, aux yeux aveugles et morts. La plupart de ces visages lui étaient inconnus, elle ne les reconnaissait pas. Mais d’autres, si.
Corail, Vanielle, Yoël, Raby Axel…
— Pourquoi m’as-tu amenée jusqu’ici ? souffla-t-elle. Pourquoi ?
Ciri se retourna. Elle leva une main et la magicienne vit un filet de sang s’écouler dans la paume de la fillette, depuis la ligne de vie jusqu’au poignet.
— C’est la rose, répondit la fillette calmement. La rose de Shaerrawedd. Je me suis piquée. Ce n’est que du sang. Du sang d’elfe…
Le ciel s’assombrit plus encore et, un instant plus tard, un éclair perça la pénombre de sa lumière crue et aveuglante. Tout se figea dans le silence et l’inertie. Triss fit un pas en avant ; elle voulait vérifier quelle en était capable. Elle s’arrêta à la hauteur de Ciri et remarqua que toutes deux se tenaient au bord d’un abîme où tournoyait une fumée rougeâtre, comme éclairée par en dessous. Un nouvel éclair s’abattit dans un bruit sourd et révéla soudain un long escalier de marbre qui s’enfonçait dans les profondeurs.
— Il le faut, déclara Ciri d’une voix vibrante. Il n’y a pas d’autre chemin. C’est le seul. Par l’escalier, en bas. Il le faut, car… Va’esse deireádh aep eigean…
— Parle, souffla la magicienne. Parle, mon enfant.
— L’enfant de Sang ancien… Feainnewedd… Luned aep Hen Ichaer… Deithwen… La Flamme blanche… Non, non… Non !
— Ciri !
— Le chevalier noir… avec des plumes sur le heaume… Que m’a-t-il fait ? Que s’est-il passé ? J’avais si peur… J’ai toujours peur. Ce n’est pas fini, ça ne finira jamais. Le Lionceau doit mourir… c’est une raison d’État… Non… Non…
— Ciri !
— Non ! (La fillette se raidit, plissa les paupières.) Non, je ne veux pas ! Ne me touche pas !
Le visage de Ciri changea brutalement ; il se figea, sa voix devint métallique, froide et menaçante, une ironie mauvaise et cruelle résonnait en elle.
— Tu l’as suivie jusqu’ici, Triss Merigold ? Tu as osé ? Tu es allée trop loin, la Quatorzième. Je t’avais prévenue.
— Qui es-tu ? (Triss frémit, mais elle maîtrisait sa voix.)
— Tu le sauras, le moment venu.
— Dis-le-moi maintenant !
La magicienne leva les bras, les tendit violemment et mit toutes ses forces dans le sortilège d’Identification. Le voile magique se déchira, mais derrière il y en avait un deuxième… un troisième… un quatrième…
Triss se laissa tomber à genoux dans un gémissement. La réalité continuait de se déchirer, de nouvelles portes s’ouvraient sans cesse, une longue et interminable rangée de portes qui menait au néant. Au vide.
— Tu t’es trompée, la Quatorzième, ironisa la voix métallique, inhumaine. Tu as confondu le ciel avec le reflet de ses étoiles qui se dessine la nuit à la surface de l’eau.
— Ne touche pas à cette enfant !
— Ce n’est pas une enfant.
Les lèvres de Ciri remuaient, mais Triss voyait bien que les yeux de la fillette étaient morts, vitreux, inconscients.
— Ce n’est pas une enfant, répéta la voix. C’est la Flamme, la Flamme blanche par laquelle le monde prendra feu et se consumera. C’est le Sang ancien, Hen Ichaer. Le sang des elfes. La Graine qui ne germera point, mais fera jaillir la flamme. Le sang qui sera souillé…
Quand viendra Tedd Deireádh, le Temps de la Fin. Va’esse deireádh aep eigean !
— Tu prédis la mort ? s’écria Triss. Ne sais-tu donc que prédire la mort à tous ? À eux, à elle… À moi ?
— À toi ? Tu es déjà morte, la Quatorzième. Tout est déjà mort en toi.
— Par le pouvoir des sphères, gémit la magicienne en mobilisant le reste de ses forces et en agitant la main, je t’adjure par l’eau, le feu, la terre et l’air ! Je t’adjure par la pensée, le rêve et la mort, par ce qui était, ce qui est et ce qui sera ! Qui es-tu ? Parle !
Ciri détourna la tête. La vision de l’escalier qui menait aux profondeurs du précipice disparut, et céda la place à une mer de plomb, grise, écumeuse, agitée, dont les vagues venaient se briser contre les rochers. Le cri d’une mouette perça de nouveau le silence.
— Envole-toi, dit la voix à travers la bouche de la fillette. Il est temps. Retourne là d’où tu es venue, la Quatorzième du Mont. Vole de tes ailes et écoute le cri des autres mouettes. Écoute-le bien attentivement !
— Je t’adjure…
— Tu ne peux le faire. Envole-toi, mouette !
Triss sentit de nouveau l’air humide et salé, le vent sifflant, puis cette sensation d’être en plein vol, un vol sans début ni fin. Les mouettes poussaient des cris stridents. Elles criaient et donnaient des ordres.
— Triss ?
— Ciri ?
— Oublie-le ! Ne le torture pas ! Oublie-le ! Oublie, Triss !
» Oublie !
» Triss ! Triss ! Triiiss !!!
— Triss ?
La magicienne ouvrit les yeux, secoua la tête sur son oreiller, et remua ses mains engourdies.
— Geralt ?
— Je suis là. Comment te sens-tu ?
Triss regarda tout autour d’elle. Elle se trouvait dans sa chambre, où elle était allongée dans son lit – le meilleur de tout Kaer Morhen.
— Et Ciri, comment va-t-elle ?
— Elle dort.
— Combien de temps est-ce que…
— Trop longtemps, l’interrompit-il. (Il couvrit la magicienne avec la couverture et l’enlaça. Lorsqu’il se pencha, son médaillon à tête de loup se balança juste au-dessus de son visage.) Ce que tu as fait n’était pas très futé, Triss.
— Tout va bien.
La magicienne frémit dans les bras du sorceleur. C’est faux, pensa-t-elle. Rien ne va. Elle détourna son visage de manière à ce que le médaillon ne la touche pas. Il existait de nombreuses théories sur les propriétés des amulettes de sorceleurs, mais aucune ne conseillait aux magiciens de les toucher au cours des jours et des nuits de solstice.
— Est-ce que… nous avons dit quelque chose, alors que nous étions en transe ?
— Toi, rien. Tu as été inconsciente tout du long. Quant à Ciri… Juste avant de se réveiller, elle a dit : « Va’esse deireádh aep eigean ».
— Elle connaît la langue ancienne ?
— Pas suffisamment pour prononcer une phrase entière.
— Une phrase qui signifie : « Quelque chose prend fin ». (La magicienne s’essuya le visage de la main.) Geralt, c’est très grave. Cette fillette est un médium incroyablement puissant. J’ignore avec quoi et avec qui elle entre en contact, mais je pense qu’elle ne connaît aucune limite. Quelque chose veut s’emparer d’elle. Quelque chose… qui est trop puissant pour moi. J’ai peur pour elle… Une nouvelle transe pourrait aboutir à une maladie mentale. Je n’ai aucun contrôle sur cette chose, je ne sais pas la maîtriser, je n’y arrive pas… S’il devenait nécessaire de le faire, je ne parviendrais pas à bloquer, à étouffer les pouvoirs de Ciri ; je serais incapable de les anéantir définitivement, si jamais il n’y avait pas d’autre issue. Tu dois faire appel à… une autre magicienne. Plus puissante. Plus expérimentée. Tu sais de qui je veux parler.
— Oui, répondit-il en pinçant les lèvres et en détournant le regard.
— Ne sois pas borné. Cède, à la fin ! Je sais bien pourquoi tu ne t’es pas adressé à elle, mais à moi. Ravale ta fierté, surmonte ta rancune et ta colère. Cela n’a pas de sens, tu vas te détruire. Qui plus est, tu mets en danger la santé et la vie de Ciri. Ce qui risque de se produire lors de sa prochaine transe pourrait s’avérer pire que l’Épreuve des Herbes. Demande de l’aide à Yennefer, Geralt.
— Et toi, Triss ?
— Quoi, moi ? dit-elle la gorge nouée. Moi, je ne compte pas. Je t’ai déçu… en tout. J’ai été… j’ai été ton erreur. Rien de plus.
— Les erreurs comptent aussi pour moi, dit-il avec effort. Je ne les raye ni de ma vie ni de ma mémoire. Et je n’en rejette pas la responsabilité sur les autres. Tu comptes pour moi, Triss, et tu compteras toujours. Tu ne m’as jamais déçu. Jamais. Crois-moi.
La magicienne garda le silence un long moment.
— Je resterai jusqu’au printemps, déclara-t-elle enfin en tentant de maîtriser le tremblement de sa voix. Je resterai auprès de Ciri… Je veillerai sur elle. Jour et nuit. Le printemps venu… nous l’emmènerons au temple de Melitele à Ellander. La chose qui veut s’emparer d’elle ne parviendra peut-être pas à l’atteindre dans le temple. C’est à ce moment-là que tu te tourneras vers Yennefer pour lui demander son aide.
— C’est d’accord, Triss. Je te remercie.
— Geralt ?
— Je t’écoute.
— Ciri a dit autre chose, n’est-ce pas ? Quelque chose que toi seul a entendu. Dis-moi ce que c’était.
— Non, protesta-t-il d’une voix tremblante. Non, Triss.
— Je t’en prie.
— Elle ne s’adressait pas à moi.
— Je sais. C’est à moi qu’elle s’adressait. Parle, je t’en prie.
— Juste après son réveil… Lorsque je l’ai soulevée… Elle a murmuré : « Oublie-le. Ne le torture pas. »
— Je ne te torturerai pas, dit-elle tout bas. Mais je ne peux pas t’oublier. Pardonne-moi.
— C’est moi qui devrais implorer ton pardon. Et pas seulement le tien.
— Tu l’aimes donc à ce point, constata-t-elle sans avoir à poser la question.
— Oui, avoua-t-il à mi-voix après un long silence.
— Geralt ?
— Qu’y a-t-il, Triss ?
— Reste avec moi cette nuit.
— Écoute…
— Reste juste auprès de moi.
— Bien.
* * *
La neige cessa de tomber peu de temps après Midinváerne. Vint ensuite le temps des gelées.
Triss restait auprès de Ciri, jour et nuit. Elle veillait sur elle. Elle l’entourait de ses soins. Visibles et invisibles.
La fillette se réveillait presque chaque nuit dans un cri. Elle délirait, se tenait la joue, pleurait de douleur. La magicienne l’apaisait avec des formules magiques et des élixirs, elle l’endormait en la berçant contre elle. Ensuite, c’est elle qui mettait longtemps à trouver le sommeil parce qu’elle pensait aux paroles que Ciri prononçait en rêve ou à son réveil. Elle sentait l’effroi la gagner de plus en plus. « Va’esse deireádh aep eigean »… « Quelque chose prend fin »…
Cela dura ainsi pendant dix jours et dix nuits. Puis cela passa enfin, et disparut sans laisser de trace. Ciri devint plus sereine, elle se mit à dormir d’un sommeil calme, sans délire ni cauchemar.
Mais Triss continuait de veiller sur elle. Elle ne quittait pas la fillette d’une semelle. Elle l’entourait de ses soins. Visibles et invisibles.
* * *
— Plus vite, Ciri ! Flexion, attaque, dégagement ! Demi-tour, coup, dégagement ! Équilibre-toi à l’aide de ton bras gauche, sinon tu vas tomber de l’échelier ! Et tu te cogneras… les attributs féminins !
— Quoi ?
— Rien. Tu n’es pas fatiguée ? Si tu veux, nous pouvons faire une pause.
— Non, Lambert ! Je peux continuer. Je ne suis pas aussi faible que tu le crois. Peut-être que je pourrais essayer de sauter une barre sur deux ?
— N’essaie même pas ! Si tu tombes, Merigold m’arrachera les… la tête.
— Je ne tomberai pas, promis !
— Je t’ai déjà dit non une fois, et je ne le répéterai pas. Cesse de te faire remarquer ! Plus stable sur les jambes ! Et ta respiration, Ciri, surveille ta respiration ! Tu halètes comme un mammouth à l’agonie !
— C’est pas vrai !
— Ne hurle pas. Entraîne-toi, plutôt ! Attaque, dégagement ! Parade ! Demi-tour ! Parade, tour complet ! Plus assurée sur les barreaux, bon sang ! Ne chancelle pas ! Flexion et coup ! Plus vite ! Demi-tour ! Saute et attaque ! Voilà ! C’est très bien !
— C’est vrai ? C’était très bien, Lambert ?
— Qui a dit ça ?
— Toi ! À l’instant !
— Ma langue a dû fourcher… Attaque ! Demi-tour ! Dégagement ! Encore une fois ! Ciri, où était ta parade ? Combien de fois dois-je te le répéter ? La parade doit toujours faire suite au dégagement, un mouvement de lame pour protéger ta tête et ta nuque ! Toujours !
— Même quand je me bats contre un seul adversaire ?
— Tu ne sais jamais contre quoi tu te bats, ni ce qui se trouve derrière toi, dans ton dos. Tu dois donc toujours te protéger. Avec ton jeu de jambes et ton épée ! Ça doit devenir un réflexe, tu comprends ? Tu ne dois jamais l’oublier. Allez, essaie encore ! Là ! Voilà ! Tu vois comme cette parade te permet de bien te positionner ? Tu peux ainsi repousser chaque assaut, et attaquer vers l’arrière, si besoin est. Bien, maintenant, exécute une pirouette et un coup vers l’arrière.
— Aaah !
— Très bien. Es-tu sûre à présent d’avoir bien tout compris ?
— Je ne suis pas idiote !
— Tu es une fille, et les filles ne sont pas intelligentes.
— Dis donc, Lambert, si Triss entendait ça !
— Si ma tante en avait, je l’appellerai mon oncle. Bon allez, ça suffit. Descends de là. On fait une pause.
— Je ne suis pas fatiguée !
— Mais moi, si. J’ai dit repos. Descends de l’échelier.
— En faisant un salto ?
— Et comment penses-tu faire, autrement ? Comme une poule qui quitte son perchoir ? Allez, saute ! N’aie pas peur, aie confiance.
— Aaah !
— C’est bien. Pour une fille, c’est pas mal. Tu peux retirer le bandeau de tes yeux maintenant.
* * *
— Triss, on ne pourrait pas en rester là pour aujourd’hui, hein ? On pourrait peut-être prendre la luge et descendre la butte ? Il fait un temps magnifique ! Le soleil brille et la neige scintille à en faire mal aux yeux !
— Ne te penche pas par la fenêtre, tu vas tomber !
— Allons faire de la luge, Triss !
— Propose-le-moi en langue ancienne, et nous achèverons notre leçon là-dessus. Éloigne-toi de la fenêtre, et reviens à table… Ciri, combien de fois dois-je te le demander ? Pose cette épée, arrête de faire des moulinets avec !
— C’est ma nouvelle épée ! Une véritable épée de sorceleur ! Faite avec de l’acier tombé du ciel, parfaitement ! C’est Geralt qui me l’a dit, et Geralt ne ment jamais, tu le sais bien !
— Oh oui, je le sais.
— Je dois encore me faire à cette épée. Oncle Vesemir l’a spécialement adaptée à mon poids, à ma taille et à la longueur de mon bras. Il faut que j’entraîne ma main et mon poignet.
— Qu’il en soit ainsi pour ton bien, mais dehors, pas ici. Pour l’instant, reprenons. Il me semble que tu voulais me proposer de faire de la luge ? Je t’écoute, en langue ancienne, je te prie.
— Hummm… Comment on dit « luge » ?
— « Sledd » pour l’objet, « aesledde » pour l’action.
— Ah… Ça y est, je sais. Va en aesledde, ell’ea ?
— Ne termine pas ta question ainsi, ce n’est pas poli. C’est l’intonation qui forme la question.
— Pourtant, les enfants des îles…
— Je ne t’enseigne pas le jargon de Skellige, mais la langue ancienne classique.
— Et d’abord, pourquoi est-ce que j’apprends cette langue, hein ?
— Pour la connaître. Il convient d’apprendre ce que l’on ignore. C’est un handicap de ne pas maîtriser les langues.
— De toute manière, tout le monde parle la langue commune !
— C’est vrai. Mais certains parlent une autre langue. Fais-moi confiance, Ciri, il vaut mieux faire partie de ces quelques-uns que de tous les autres. Alors ? Je t’écoute. Je veux une phrase complète : « Le temps est superbe aujourd’hui, nous irons donc faire de la luge. »
— Elaine… hummm… Elaine tedd a’taeghane, a va’en aesledde, c’est ça ?
— Très bien.
— Ah ! Alors allons faire de la luge !
— Nous irons. Mais permets-moi d’abord de finir mon maquillage.
— Et pour qui est-ce que tu te maquilles comme ça ?
— Pour moi. Les femmes soulignent leur beauté pour leur propre bien-être.
— Hum… Tu sais quoi ? Moi non plus, je ne me sens pas très bien… Ne te moque pas, Triss !
— Viens par là. Assieds-toi sur mes genoux. Je t’avais demandé de poser cette épée !.. Merci. Prends ce grand pinceau et poudre-toi le visage. Pas autant, ma fille, pas autant ! Maintenant, regarde-toi dans le miroir. Tu vois comme tu es jolie ?
— Je ne vois aucune différence. Je vais me maquiller les yeux, tu veux bien ? Pourquoi est-ce que tu ris ? Tu te maquilles toujours les yeux, alors moi aussi, je veux le faire !
— D’accord. Tiens, ombre-toi les paupières avec ça. Ciri, ne ferme pas les deux yeux en même temps ! Tu ne vois plus rien, et tu t’en mets sur tout le visage ! Prends-en un tout petit peu et effleure juste tes paupières. J’ai dit effleurer ! Attends, je vais en retirer un peu. Ferme les yeux… Ouvre-les à présent.
— Oh !
— Tu vois la différence ? Un soupçon d’ombre à paupières ne fait pas de tort, même à d’aussi beaux yeux que les tiens. Les elfes savaient ce qu’elles faisaient quand elles ont inventé le maquillage.
— Les elfes ?
— Tu l’ignorais ? Le maquillage est leur invention. Nous avons adopté nombre de choses utiles du Peuple ancien. Et nous leur avons donné bien peu en retour… À présent, prends ce crayon et dessine un trait fin sur ta paupière supérieure, juste à la base des cils. Mais, Ciri, que fais-tu donc ?
— Ne te moque pas ! Ma paupière tremble, c’est pour ça !
— Ouvre légèrement la bouche, et elle cessera de trembler. Tu vois ? C’est fini.
— Ah !
— Viens, allons-y maintenant. Devant notre beauté, les sorceleurs resteront figés sur place. On peut difficilement leur offrir plus beau spectacle. Ensuite, nous prendrons la luge et nous irons ruiner notre maquillage en nous amusant dans la neige !
— Et alors, nous nous remaquillerons !
— Non. Nous demanderons à Lambert d’allumer un feu dans la salle d’eau et nous prendrons un bain.
— Encore ? Lambert a dit que nous utilisions trop de bois pour ces bains.
— Lambert cáen me a’báeth aep arse.
— Quoi ? Je n’ai rien compris…
— Plus tard, tu apprendras aussi les idiomes. Il nous reste encore beaucoup de temps pour l’étude, jusqu’au printemps. Et maintenant… Va’en aesledde, me elaine luned !
* * *
— Ça, là, sur cette estampe… Non, Ciri, pas sur celle-là, nom d’un chien ! Là… C’est, comme tu le sais déjà, une goule. Écoutons voir ce que tu as appris sur les goules… Eh, regarde-moi ! Que diable as-tu sur les paupières ?
— Un meilleur bien-être !
— Quoi ? Enfin, peu importe… Je t’écoute.
— Hum… Une goule, oncle Vesemir, c’est un monstre qui dévore les cadavres. On peut en rencontrer dans les cimetières, à proximité des tertres funéraires, partout où les morts sont enterrés. Dans les néc… nécropoles. Sur les lieux de combats, les champs de batailles…
— Elle n’est donc dangereuse que pour les trépassés ?
— Non, pas seulement. La goule attaque aussi les vivants. Lorsqu’elle a faim ou qu’elle est prise de délire. Si, par exemple, il y a une bataille… et que beaucoup de gens meurent…
— Que t’arrive-t-il, Ciri ?
— Rien…
— Ciri, écoute-moi. Oublie les tristes spectacles du passé. Ils ne se reproduiront plus.
— J’ai vu… À Sodden et à Autre Rive… Des champs entiers… Ils gisaient tous, déchiquetés par les loups et les chiens errants. Becquetés par les charognards… Il devait aussi sûrement y avoir des goules…
— C’est pour cela que tu apprends à connaître les goules, Ciri. On a peur de ce que l’on ne connaît pas. Ce que l’on sait combattre devient moins dangereux. Comment combat-on une goule, Ciri ?
— Avec une épée en argent. La goule est sensible à l’argent.
— Et à quoi d’autre ?
— À la lumière vive. Et au feu.
— On peut donc la combattre à l’aide de la lumière et du feu ?
— Oui, mais c’est dangereux. Un sorceleur n’utilise ni la lumière ni le feu, parce qu’ils l’empêchent de bien voir. Chaque lumière produit des ombres, et les ombres empêchent le sorceleur de bien s’orienter. C’est pourquoi il faut toujours combattre de nuit, à la lumière de la lune ou des étoiles.
— C’est très vrai. Tu as bien retenu la leçon, tu es une fillette douée. À présent, regarde cette estampe-ci.
— Beurk…
— Certes, ce fils de… ce phénomène n’est pas très beau à voir. C’est un graveir. Le graveir est un cousin de la goule. Il lui ressemble beaucoup, mais il est bien plus grand. Comme tu le vois, il se distingue aussi d’elle par ses trois arêtes osseuses sur le crâne. Pour le reste, il est comme tous les autres dévoreurs de cadavres. Sois bien attentive. Regarde ses griffes, courtes et émoussées, parfaites pour fouiller les tombes et gratter la terre. Vois sa puissante dentition, capable de briser les os, et sa langue longue et fine, qui lui permet d’en sucer la moelle osseuse putréfiée et bien faisandée… Pour un graveir, c’est un mets de choix… Eh bien, que t’arrive-t-il ?
— Rrrienn.
— Tu es bien pâle… et toute verte. Tu ne manges pas assez. As-tu pris ton petit-déjeuner, ce matin ?
— Houiiii.
— Où en étais-je… Ah oui ! J’ai failli oublier. Souviens-toi bien de ceci, car c’est très important : les graveirs comme les goules et autres monstres de la même famille ne possèdent pas de niche écologique propre. Ce sont des résidus de la période de l’intersection des sphères. Lorsque tu les tues, tu ne perturbes pas l’équilibre de la nature qui existe dans notre sphère actuelle. Pour nous, ces monstres sont des étrangers, il n’y a pas de place pour eux ici. Tu comprends, Ciri ?
— Oui, oncle Vesemir. Geralt me l’a déjà expliqué. Je sais tout ! Une niche écologique, c’est…
— D’accord, d’accord. Je sais très bien ce qu’est une niche écologique. Si Geralt t’a dit ce que c’était, tu n’es pas obligée de me le réciter… Revenons à notre graveir. On ne rencontre ces monstres que rarement, et c’est heureux, car ces fils de putains sont diablement dangereux. La moindre égratignure infligée par un graveir est synonyme de contamination par un poison mortel. Avec quel élixir soigne-t-on ce type de blessures, Ciri ?
— Avec le Loriot.
— C’est exact. Mais mieux vaut éviter les contaminations. C’est pourquoi, lorsque tu combats un graveir, tu ne dois pas t’approcher de ce salaud. Tu dois toujours le combattre à distance et le frapper avec des attaques éclair.
— Hum… Et à quel endroit faut-il le frapper pour le vaincre ?
— Nous y venons justement. Regarde…
* * *
— Encore une fois, Ciri. Nous allons le refaire lentement pour que tu puisses t’approprier chaque geste. Regarde, je t’attaque en tierce, je me positionne comme pour porter une botte… Pourquoi recules-tu ?
— Parce que je sais que c’est une feinte ! Tu peux me porter un grand coup par la gauche ou m’attaquer avec une quarte haute. Mais moi, je vais reculer et parer ce coup avec une contre-attaque.
— Vraiment ? Et si je fais ça ?
— Aïïïe !!! Tu devais le faire lentement ! Qu’est-ce que j’ai raté ? Dis-moi, Coën !
— Rien du tout. Je suis simplement plus grand et plus fort que toi.
— C’est injuste !
— Les combats justes, ça n’existe pas. Au combat, il faut mettre à profit chaque avantage, chaque occasion qui se présente. En reculant, tu m’as permis de porter un coup plus fort. À la place, tu aurais dû faire un demi-tour sur la gauche et essayer de m’atteindre par le bas, avec une quarte dextre, sous le menton, à la joue ou au cou.
— Comme si tu m’aurais laissé faire ! Tu aurais fait une pirouette dans le sens inverse et tu m’aurais touchée au niveau du côté gauche du cou, avant que je puisse effectuer une parade. Comment savoir ce que tu vas faire ?
— Tu dois le savoir. Et tu le sais.
— Ben voyons !
— Ciri, nous sommes en train de combattre. Je suis ton adversaire. Je veux et je dois te battre parce qu’il en va de ma vie. Je suis plus fort et plus grand que toi, je vais donc chercher à te porter des coups qui perceront et briseront ta parade, comme tu as pu le voir à l’instant. À quoi bon faire une pirouette ? Je suis déjà en position de garde inversée, regarde. Quoi de plus facile que de te porter une seconde attaque, au niveau de l’aisselle, à l’intérieur de l’épaule ? Si je perfore ton artère, tu meurs en quelques minutes. En garde !
— Aaaah !!!
— Très bien. Ta parade était superbe et rapide. Tu vois comme il est utile d’exercer son poignet ? Et maintenant, fais bien attention : de nombreux escrimeurs commettent l’erreur de rester statiques en exécutant leur parade ; ils se figent l’espace d’une seconde et c’est là qu’il devient possible de les surprendre, de les frapper… comme ça !
— Aah !!!
— Magnifique ! Mais retire-toi, retire-toi tout de suite, fais une pirouette ! Je peux avoir un poignard dans la main gauche ! Bien, très bien ! Et maintenant, Ciri ? Que vais-je faire ?
— Comment est-ce que je pourrais le savoir ?
— Observe mes pieds ! Comment est réparti le poids de mon corps ? Quelle figure puis-je réaliser à partir d’une telle position ?
— Toutes !
— Eh bien alors virevolte ! Tournoie ! Oblige-moi à me découvrir ! En garde ! Bien… Encore une fois ! Oui ! Allez, encore !
— Aïïïe !!!
— Non, ça ne va pas.
— Oufff… Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Rien. Je suis tout simplement plus rapide. Enlève tes protections. Asseyons-nous un instant, et reposons-nous. Tu dois être fatiguée, tu as couru sur la Voie toute la matinée.
— Non, mais j’ai faim !
— Fichtre ! Moi aussi. Et aujourd’hui, c’est le tour de Lambert, lui qui ne sait rien cuisiner d’autre que des pâtes… Si au moins il savait les faire cuire…
— Coën ?
— Oui ?
— Je ne suis toujours pas assez rapide…
— Tu es très rapide.
— Est-ce qu’un jour, je le serai autant que toi ?
— J’en doute.
— Humm… Tu dois avoir raison. Et est-ce que tu… Tu sais qui est la meilleure lame au monde ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Tu n’as jamais rencontré quelqu’un comme ça ?
— J’en ai rencontré beaucoup qui se considéraient comme tels.
— Ah bon ? Et c’était qui ? Comment s’appelaient-ils ? Qu’est-ce qu’ils étaient capables de faire ?
— Du calme, du calme, fillette. Je ne connais pas la réponse à ces questions. Est-ce si important ?
— Bien sûr que ça l’est ! Je voudrais savoir… qui ils sont, ces individus-là. Et où ils se trouvent.
— Où ? Ça, je le sais.
— Vraiment ? Alors dis-le-moi !
— Au cimetière.
* * *
— Attention, Ciri. À présent, nous allons suspendre un troisième pendule, vu que tu t’en sors déjà bien avec deux. Tu effectueras les mêmes pas qu’avec les deux pendules, mais tu feras juste une esquive de plus. Tu es prête ?
— Oui.
— Concentre-toi, détends-toi… Inspire, expire… En avant !
— Ouiiiilllle !… Nom d’un chien !
— Ne jure pas, je te prie. Tu as pris un vilain coup ?
— Non, ça m’a juste un peu heurtée… Qu’est-ce que j’ai mal fait ?
— Tu as couru à un rythme trop régulier, tu as trop accéléré ton second demi-tour ; quant à la feinte, ton mouvement était trop large. En définitive, cela t’a amenée tout droit sous le pendule.
— Mais, Geralt ! Il n’y a pas de place là-bas pour une esquive et une pirouette ! Les pendules sont trop près l’un de l’autre !
— Il y a bien assez de place, je te le garantis. Mais les intervalles sont calculés de manière à t’obliger à avoir un mouvement arythmique. C’est un combat, Ciri, pas un ballet. Lorsque tu te bats, tu ne dois pas te mouvoir en rythme. Tes déplacements doivent déconcentrer ton adversaire, le tromper, perturber ses réactions. Tu es prête pour un deuxième essai ?
— Prête. Fais balancer ces maudites balles !
— Ne jure pas. Détends-toi… En avant !
— Ha ! ha ! Alors, tu as vu ça, Geralt ? Elles ne m’ont même pas effleurée !
— Et toi, tu n’as même pas touché le deuxième sac de ton épée. Je le répète : c’est un combat, pas un ballet ni un numéro d’acrobate… Qu’est-ce que tu marmonnes ?
— Rien.
— Bon, on recommence. Arrange ton bandage au poignet. Ne crispe pas ta main sur la poignée de ton épée, cela te déconcentre et perturbe ton équilibre. Respire calmement… Tu es prête ?
— Oui.
— En avant !
— Aïïïïe !!! Que le diable… Geralt, c’est impossible à faire ! Il y a trop peu de place pour une esquive et un changement de jambe. Et quand j’attaque sur mes deux jambes, sans l’esquive…
— J’ai vu ce qui se passe quand tu attaques sans esquive. Tu as mal ?
— Non, pas trop…
— Assieds-toi près de moi. Repose-toi.
— Je ne suis pas fatiguée. Geralt, je n’arriverai jamais à passer le troisième pendule, même si je me reposais dix années durant. Je ne peux pas aller plus vite…
— Et tu n’y es pas obligée. Tu es suffisamment rapide.
— Dis-moi alors comment faire ? Un demi-tour, une esquive et une attaque, le tout simultanément ?
— C’est très simple. Tu n’as pas écouté. J’ai dit, avant que tu commences : une esquive de plus est nécessaire. Une esquive. Un demi-tour supplémentaire est inutile. Au deuxième passage, tu as tout fait correctement et tu as passé tous les pendules.
— Mais je n’ai pas touché le sac parce que… Geralt, je ne peux pas attaquer sans faire de demi-tour parce que je perds l’équilibre, je n’ai pas ce, heu… comment ça s’appelle déjà ?
— L’impetus. C’est vrai. Alors va chercher cet impetus, cette énergie. Mais pas grâce au demi-tour ou au changement de pieds ; tu n’en as pas le temps. Frappe le pendule de ton épée.
— Le pendule ? Mais je dois frapper les sacs !
— C’est un combat, Ciri. Les sacs représentent les points sensibles de ton adversaire, tu dois les viser. Tu dois éviter les pendules qui imitent l’arme de ton adversaire, tu dois t’en écarter. Si un pendule te touche, alors ça veut dire que tu es blessée. Dans un véritable combat, il se pourrait que tu ne t’en relèves pas. Le pendule ne doit pas te toucher. Mais toi, rien ne t’empêche de le frapper… Pourquoi baisses-tu ton nez en quinte ?
— Je… je ne parviendrai jamais à parer le pendule avec mon épée. Je suis trop faible… Je serai toujours trop faible ! Parce que je suis une fille !
— Viens par là, fillette. Essuie ton nez. Écoute-moi bien. Aucun athlète au monde, aucun géant, aucun colosse n’est capable de parer les coups portés par la queue d’une vouivre, les pinces d’un gigascorpion ou les serres d’un griffon. Or les pendules imitent justement ce type d’attaques. N’essaie même pas de les parer. Ne repousse pas le pendule, mais prends appui sur lui. Puise en lui l’énergie qui t’est nécessaire pour attaquer. Il suffit d’un léger – mais rapide – rebond, suivi aussitôt d’une attaque éclair réalisée à partir d’un demi-tour inversé. Tu as compris comment on peut puiser de l’impetus en partant d’un rebond ? C’est clair ?
— Mhm.
— La clé, c’est la rapidité, Ciri, pas la force. La force est indispensable au bûcheron pour couper les arbres à la hache dans la forêt. C’est d’ailleurs pourquoi rares sont les filles à devenir bûcherons… As-tu bien compris de quoi il retournait ?
— Je crois, oui… Vas-y, fais balancer les pendules !
— Repose-toi, avant.
— Je ne suis pas fatiguée.
— Tu sais comment faire à présent ? Les mêmes pas, une feinte…
— Oui, je sais.
— Alors en avant !
— Haaa ! Ha ! Haaaaa ! Je t’ai eu ! Je t’ai touché, griffon ! Tu as vu ça, Geralt ?
— Ne crie pas. Contrôle ta respiration.
— Je l’ai fait ! J’ai réussi ! Félicite-moi, Geralt !
— Bravo, Ciri. Tu as bien travaillé.
* * *
La neige disparut vers la mi-février, balayée par un vent chaud qui soufflait du sud, à travers le col de la montagne.
* * *
Les sorceleurs ne voulaient rien savoir de ce qui se passait dans le monde.
Triss, avec détermination et obstination, orientait sur la politique les longues discussions qu’ils avaient tous ensemble, le soir, dans la grande salle sombre uniquement éclairée par les crachements du feu dans l’imposante cheminée. Les réactions des sorceleurs étaient toujours les mêmes. Geralt se taisait, la main sur le front. Vesemir opinait du chef et faisait parfois des remarques qui n’apportaient rien de nouveau, si ce n’est que, « de son temps », tout était mieux, plus logique, plus honnête et plus sain. Eskel se montrait d’une amabilité certaine ; il prodiguait des sourires à la magicienne, soutenait son regard, et il lui arrivait même de s’intéresser à une question ou une affaire de moindre importance. Coën bâillait ouvertement, les yeux fixés sur le plafond. Quant à Lambert, il ne cachait pas son dédain.
Les sorceleurs ne voulaient rien savoir. Les dilemmes qui faisaient perdre le sommeil aux rois, aux magiciens, aux suzerains et aux chefs de clan, les problèmes qui faisaient trembler et gronder les conseils, les cercles et les assemblées de guerriers, rien ne leur importait guère. Tout ce qui se passait derrière les cols rocheux ensevelis sous la neige, de l’autre côté de la rivière Gwenllech dont le cours de plomb charriait des glaçons, n’existait pas à leurs yeux. Seul comptait Kaer Morhen, ce lieu isolé, perdu au cœur des montagnes sauvages.
Ce soir-là, Triss était inquiète et à cran ; peut-être était-ce dû au vent qui mugissait entre les murs de la forteresse. Tout le monde était étrangement excité. Les sorceleurs, à l’exception de Geralt, étaient particulièrement loquaces. Bien entendu, ils ne parlaient que d’une seule chose : le printemps. Et de leur départ prochain sur les routes. De ce qu’ils trouveraient sur leur chemin : des vampires, des wivernes, des sylvains, des lycanthropes et des basilics…
Cette fois-ci, ce fut au tour de Triss de bâiller et de regarder au plafond. Pour une fois, c’est elle qui se taisait, jusqu’à ce qu’Eskel lui pose une question. Une question qu’elle attendait depuis longtemps.
— Et que se passe-t-il véritablement dans les Royaumes du Sud, au-delà de la rivière Iaruga ? Cela vaut-il la peine de se diriger vers ces contrées ? Nous ne voudrions pas tomber au beau milieu d’une fâcheuse affaire.
— Qu’appelles-tu une fâcheuse affaire ?
— Eh bien…, balbutia-t-il. Tu nous parles constamment de la possibilité d’une nouvelle guerre, des luttes incessantes sur les territoires frontaliers, des rébellions sur les terres occupées par Nilfgaard… Tu as évoqué la rumeur selon laquelle les Nilfgaardiens pourraient de nouveau franchir la rivière Iaruga…
— Pff ! fit Lambert. Ils se battent, s’entre-tuent, et se taillent en pièces sans répit depuis des centaines d’années ! Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Moi, j’ai déjà pris ma décision, je m’en irai loin vers le sud, à Sodden, Mahakam et Angren. Les monstres se multiplient toujours là où des armées sont passées. À ces endroits-là, on gagne mieux sa pitance qu’ailleurs.
— C’est vrai, confirma Coën. Les environs se dépeuplent, on ne voit plus que des femmes dans les villages qui ne parviennent pas à s’en sortir… Un tas d’enfants sans toit ni parents, qui errent tout autour… Les proies faciles attirent les monstres.
— Quant à ces messieurs les barons, les notables et les starostes, ajouta Eskel, ils sont trop préoccupés par la guerre, ils n’ont pas le temps de défendre leurs sujets. Ils doivent louer nos services. Tout cela est vrai, mais, d’après ce que nous a raconté Triss toutes ces soirées durant, le conflit avec Nilfgaard semble bien plus grave qu’une simple guérilla locale. N’est-ce pas, Triss ?
— Si c’était le cas, cela vous siérait à merveille, n’est-ce pas ? déclara la magicienne sur un ton virulent. S’il y avait une vraie guerre bien sanglante, il y aurait plus de villages dépeuplés, et des veuves et des orphelins à ne plus savoir qu’en faire…
— Je ne comprends pas ton sarcasme. (Geralt enleva sa main de son front.) Je ne le comprends vraiment pas, Triss.
— Moi non plus, mon enfant. (Vesemir releva la tête.) Que veux-tu dire en parlant de ces veuves et de ces enfants ? Lambert et Coën causent un peu à la légère, comme on le fait à leur âge, mais les mots importent peu. Tu sais pourtant bien qu’ils…
— Qu’ils protègent ces enfants, interrompit-elle, en colère. Oui, je le sais bien. Ils les protègent des loups-garous, qui en un an parviennent à en tuer deux ou trois, tandis que les éclaireurs nilfgaardiens peuvent, en l’espace d’une heure, massacrer et brûler tout un hameau ! Oui, vous défendez les orphelins. Moi, en revanche, je lutte pour qu’il y en ait le moins possible. Je combats les causes, pas les effets. C’est pourquoi je fais partie du Conseil de Foltest de Témérie, et que j’y siège aux côtés de Fercart et de Keira Metz. Nous débattons des moyens d’empêcher la guerre et, au cas où celle-ci viendrait à éclater, de la manière de nous défendre. Parce que la guerre plane constamment au-dessus de nos têtes, tel un vautour. Pour vous, il s’agit d’une fâcheuse affaire. Pour moi, c’est un enjeu dont dépend notre subsistance. J’ai accepté cet enjeu, c’est pourquoi votre indifférence et votre légèreté me blessent et m’offusquent.
Geralt se redressa et la regarda.
— Nous sommes des sorceleurs, Triss. Ne peux-tu donc le comprendre ?
— Qu’y a-t-il à comprendre ? (La magicienne secoua sa frange châtaine.) Tout est parfaitement clair. Vous avez choisi d’entretenir un rapport bien précis au monde qui vous entoure. Par ce choix, vous acceptez que ce monde puisse tomber en ruine. Moi, je ne l’accepte pas. C’est là notre différence.
— Je ne suis pas certain qu’il ne s’agisse que de cela.
— Le monde tombe en ruine, répéta la magicienne. On peut l’observer passivement. Ou on peut y remédier.
— Comment ? demanda Geralt dans un sourire ironique. Avec des émotions ?
Triss ne répondit pas ; elle tourna son visage en direction du feu qui crépitait dans la cheminée.
— Le monde tombe en ruine…, répéta Coën en hochant la tête d’un air pensif. Combien de fois ai-je déjà entendu cette phrase !
— Et moi donc ! renchérit Lambert dans une grimace. Rien d’étrange à cela, c’est devenu une expression très répandue, dernièrement. C’est ce que disent les rois quand il s’avère qu’une once de raison leur est finalement indispensable pour régner. C’est ce que disent les commerçants quand leur avarice et leur bêtise les conduisent à la faillite. C’est ce que disent les magiciens quand ils commencent à perdre de leur influence sur la politique ou sur leurs sources de revenus. Quant à celui à qui s’adresse cette expression, il doit immédiatement s’attendre à recevoir une proposition. Abrège donc les préliminaires, Triss, et fais-nous ta proposition.
— Les joutes oratoires ne m’ont jamais intéressée, pas plus que les discours pleins d’éloquence qui visent à moquer leurs destinataires. (La magicienne jaugea le jeune sorceleur d’un regard froid.) Je n’ai aucune intention de prendre part à ce genre de chose. Vous ne savez que trop bien ce qui m’importe. Vous voulez faire les autruches ? C’est votre affaire. Mais de ta part, Geralt, cela m’étonne beaucoup.
— Triss. (Le sorceleur aux cheveux blancs regarda de nouveau la magicienne droit dans les yeux.) Qu’espères-tu de moi ? Que je participe activement à la lutte pour sauver ce monde qui tombe en ruine ? Que je m’engage dans l’armée pour empêcher l’avancée de Nilfgaard ? Que, dans le cas où une nouvelle bataille de Sodden surviendrait, je me tienne avec toi sur le Mont et que je me batte à tes côtés pour la liberté ?
— J’en serais fière, murmura-t-elle, la tête baissée. Je serais fière et heureuse de pouvoir me battre à tes côtés.
— Je te crois. Mais je ne suis pas assez noble pour ça. Ni assez courageux. Je ne suis pas fait pour être un soldat ni un héros. La peur pénétrante de la douleur, les blessures, la mort n’en sont pas l’unique raison. Rien ne peut empêcher un soldat d’être en proie à la peur, mais il est possible de le motiver de sorte qu’il la dépasse. Or je n’ai pas une telle motivation. Je ne puis l’avoir. Je suis un sorceleur. Un mutant créé de manière artificielle. Je tue les monstres. Pour de l’argent. Je protège les enfants quand leurs parents me paient. Si des Nilfgaardiens me payaient, je protégerais leurs enfants. Et quand bien même le monde serait réduit en cendres, ce dont je doute fort, je continuerais à tuer des monstres jusqu’à ce que l’un d’eux me tue. C’est là mon destin, ma motivation, ma vie, mon rapport au monde. Je ne l’ai pas choisi. On l’a fait pour moi.
— Tu es aigri ou alors tu feins de l’être, déclara la magicienne en tirant nerveusement sur une mèche de ses cheveux. Tu oublies que je te connais, alors ne joue pas devant moi au mutant insensible, sans cœur, sans scrupule et sans volonté propre. Quant aux raisons de cette amertume, je les devine et les comprends… Ça a un rapport avec la prophétie de Ciri, n’est-ce pas ?
— Non, c’est faux, répliqua-t-il froidement. Je constate que, finalement, tu me connais mal. Je crains la mort comme tout le monde, mais je me suis fait à l’idée de mourir il y a déjà bien longtemps ; je ne me fais pas d’illusions. Ne vois dans cette déclaration aucun apitoiement sur mon sort, Triss, mais un simple constat. Une évidence. Aucun sorceleur n’est encore mort de vieillesse, dans son lit, alors qu’il dictait son testament. Aucun. Ciri ne m’a ni surpris ni effrayé. Je sais que je mourrai un jour dans un trou puant la charogne, déchiqueté par un griffon, une lamie ou une manticore. Mais je ne veux pas mourir dans cette guerre, parce que ce n’est pas la mienne.
— Tu me surprends à parler ainsi, rétorqua-t-elle sur un ton sec. Ton manque de motivation, puisque c’est ainsi que tu as choisi de qualifier cette distance irrévérencieuse et cette indifférence, m’étonne tout autant. Tu étais à Sodden, à Angren et à Autre Rive. Tu sais ce qui s’est passé à Cintra, ce qui est arrivé à la reine Calanthe et aux dizaines de milliers de personnes qui vivaient là-bas. Tu sais quel enfer a traversé Ciri, tu sais pourquoi elle crie la nuit. Je le sais comme toi, puisque j’y étais également. Moi aussi, j’ai peur de la douleur et de la mort, aujourd’hui plus encore que par le passé ; j’ai mes raisons. Pour ce qui est de la motivation qui conduit à se battre, il me semble qu’à l’époque je n’en avais pas plus que toi. Le sort de Sodden, de Brugge, de Cintra ou d’autres royaumes devait-il vraiment m’importer, à moi, une magicienne ? Et que dire des problèmes des monarques, plus incapables les uns que les autres ? Ou des intérêts des marchands et des barons ? En tant que magicienne, j’aurais aussi très bien pu dire que cette guerre n’était pas la mienne, et que je pouvais toujours élaborer des élixirs pour les Nilfgaardiens sur les ruines de ce monde. Mais je me suis dressée sur le Mont aux côtés de Vilgefortz, d’Artaud Terranova, de Fercart, d’Enid Findabair et de Filippa Eilhart, accompagnée de ta chère Yennefer. Et de tous ceux qui ne sont plus là aujourd’hui : Corail, Yoël, Vanielle… À un moment donné, la peur m’a fait oublier toutes mes formules magiques, à part une qui m’a permis de me téléporter loin de cet horrible endroit, jusqu’à ma maison, dans ma petite tour à Maribor. Je me souviens aussi d’avoir vomi d’effroi, alors que Yennefer et Corail me soutenaient par la nuque et les cheveux…
— Arrête ! Je t’en prie, arrête…
— Non, Geralt ! Je n’arrêterai pas ! Tu voulais savoir ce qui s’est passé là-bas, sur le Mont ? Alors écoute : tout n’était que fracas et désolation, il y avait des flèches enflammées et des boules de feu qui explosaient au milieu de hurlements et de grondements terribles, et je me suis soudain retrouvée à terre sur un tas de lambeaux calcinés et fumants. J’ai compris que ce tas de lambeaux, c’était Yoël, et que ce qui se trouvait à côté, cette horrible chose, ce corps sans bras ni jambes qui poussait des hurlements macabres, c’était Corail. J’ai cru que le sang dans lequel je baignais était celui de Corail. Mais en vérité, c’était le mien. J’ai alors vu ce que l’on m’avait fait, et je me suis mise à hurler, à hurler comme un chien dément, comme un enfant battu…
» Laisse-moi ! N’aie crainte, je ne vais pas me mettre à pleurer. Je ne suis plus la petite fille de la tour de Maribor. Par tous les dieux, je suis Triss Merigold, la Quatorzième Morte du combat de Sodden ! Sur le Mont, il y a bien quatorze tombeaux sous l’obélisque, mais seulement treize corps y sont ensevelis. Tu t’étonnes qu’on ait pu commettre une telle erreur ? Tu ne devines donc pas ? La plupart des cadavres étaient en morceaux, et de fait difficilement identifiables ; personne n’a fait le tri. Il était tout aussi difficile de dénombrer les survivants. De ceux qui m’avaient bien connue, il ne restait que Yennefer, et elle était devenue aveugle. Les autres ne m’avaient rencontrée qu’occasionnellement, et ils me reconnaissaient toujours à ma belle chevelure… Mais moi, male rage, je ne l’avais plus, ma chevelure !
Geralt la serra contre lui plus encore. Cette fois, elle n’essaya pas de le repousser.
— On nous a prodigué les sortilèges les plus puissants, reprit Triss d’une voix sourde, on a usé sans compter de toutes sortes de formules magiques, d’élixirs, d’amulettes et d’artefacts. Rien ne devait manquer aux héros blessés du Mont ! On nous a soignés, recousus, redonné notre apparence première, nos cheveux, nos yeux… Il ne reste pratiquement aucune trace… Mais je ne porterai plus jamais de robe décolletée, Geralt. Plus jamais…
Les sorceleurs ne soufflaient mot. Ciri, qui s’était glissée sans bruit dans la grande salle et s’était arrêtée à l’entrée, se taisait également, les bras serrés et les mains croisées sur sa poitrine.
— Alors ne me parle pas de motivation, déclara la magicienne après un silence. Avant que nous nous rendions sur le Mont, les membres du Chapitre nous avaient simplement dit : « Il le faut. » À qui appartenait cette guerre ? Que défendions-nous là-bas ? Des terres ? Des frontières ? Des gens et leurs chaumières ? L’intérêt des rois ? Les influences et les revenus des magiciens ? L’Ordre face au Chaos ? Je l’ignore. Mais nous nous sommes battus parce qu’il le fallait. Et si c’était à refaire, eh bien, je me dresserais de nouveau sur le Mont. Parce que si je ne le faisais pas, cela voudrait dire que l’autre bataille aurait été vaine.
— Moi, je me tiendrai à tes côtés ! fit Ciri dans un cri aigu. Tu verras, je serai là ! Ces Nilfgaardiens me paieront ce qu’ils ont fait à ma grand-mère, et tout le reste… Moi, je n’ai pas oublié !
— Tais-toi, grommela Lambert. Ne te mêle pas des conversations des adultes…
— C’est ça ! (La fillette tapa du pied et dans ses yeux s’embrasa une flamme verte.) À votre avis, pourquoi est-ce que j’apprends à manier l’épée ? Parce que je veux le tuer, lui, ce chevalier noir que j’ai vu à Cintra, celui avec des ailes sur le heaume, pour ce qu’il m’a fait, pour la peur qu’il m’a causée ! Et je le tuerai ! C’est pour ça que je m’entraîne !
— Alors tu cesseras l’entraînement, intervint Geralt d’une voix plus froide que les murs de Kaer Morhen. Tant que tu n’auras pas compris ce qu’est une épée et à quoi elle doit servir entre les mains d’un sorceleur, tu n’y toucheras plus. Tu n’apprends pas à tuer et à être tuée. Tu n’apprends pas à tuer à cause de la peur ou de la haine, mais pour sauver des vies. La tienne et celle des autres.
La fillette se mordit les lèvres, toute tremblante d’émotion et de colère.
— Tu as compris ?
Ciri releva subitement la tête.
— Non.
— Alors tu ne le comprendras jamais. Sors d’ici.
— Geralt, je…
— Sors !
Ciri tourna les talons. Elle resta immobile un moment, indécise, comme si elle attendait quelque chose, quelque chose qui ne pouvait arriver, puis elle remonta l’escalier en courant. Ils entendirent une porte claquer.
— Tu as été trop dur, le Loup, beaucoup trop dur, déclara Vesemir. Il fallait, par ailleurs, éviter d’agir de la sorte en présence de Triss. Le lien émotionnel…
— Ne me parle pas d’émotions. J’en ai assez d’entendre parler d’émotions !
— Et pourquoi cela ? demanda la magicienne dans un sourire ironique et glacial. Hein, Geralt ? Ciri est un être normal. Elle ressent les choses naturellement, elle accepte ses émotions telles qu’elles sont en vérité. Toi, bien entendu, tu ne comprends pas et tu t’étonnes. Cela te surprend et t’agace, le fait que quelqu’un puisse ressentir, de manière naturelle, de l’amour, de la haine, de la peur, de la douleur, du regret, de la joie et du chagrin ; que l’on considère justement comme anormale l’insensibilité, la distance ou l’indifférence. Oh oui, Geralt ! Tout cela t’indispose profondément, à tel point que tu te mets à penser aux souterrains de Kaer Morhen, au Laboratoire, aux fioles empoussiérées remplies de poisons mutagènes…
— Triss ! s’écria Vesemir en voyant le visage de Geralt devenir soudain livide. (La magicienne ne se laissa pas interrompre, elle parlait de plus en plus vite, de plus en plus fort.)
— Qui essaies-tu de tromper, Geralt ? Moi ? Elle ? Ou toi-même ? Peut-être ne veux-tu pas voir la vérité en face, celle que chacun connaît à part toi ! Peut-être refuses-tu d’admettre que les élixirs et les Herbes n’ont jamais eu raison des émotions et des sentiments humains qui t’habitaient ! C’est toi-même qui les as anéantis, toi seul ! Mais je t’interdis de les tuer chez cette enfant !
— Silence ! hurla Geralt en se levant brusquement de sa chaise. Silence, Merigold !
Il se retourna et laissa pendre ses bras en signe d’impuissance.
— Pardon, dit-il à voix basse. Pardonne-moi, Triss.
Il se dirigea rapidement vers l’escalier, mais la magicienne se leva d’un bond, se précipita vers lui et l’enlaça.
— Tu ne sortiras pas de cette pièce seul, souffla-t-elle. Je ne permettrai pas que tu sois seul. Pas dans un moment pareil.
* * *
Ils surent immédiatement où la fillette s’était enfuie. La neige était tombée en petits flocons humides ce soir-là, elle avait recouvert la cour d’un manteau blanc, fin et immaculé. Ils y avaient découvert des traces de pas.
Ciri était debout au sommet d’un mur en ruine, immobile telle une statue. Elle tenait son épée au-dessus de l’épaule droite, sa garde était à la hauteur de ses yeux. Les doigts de sa main gauche effleuraient la poignée.
En les voyant, la fillette fit un bond, exécuta une pirouette et atterrit mollement dans une position identique, mais inversée.
— Ciri, fit le sorceleur. Descends, je t’en prie.
Elle semblait ne pas entendre. Elle n’avait pas bougé ni même frémi. Triss avait cependant remarqué comme la lueur de la lune, reflétée par la lame de l’épée sur le visage de l’enfant, faisait scintiller les larmes qui coulaient sur ses joues d’une lumière d’argent.
— Personne ne me prendra mon épée ! cria la fillette. Personne ! Pas même toi !
— Descends, répéta Geralt.
Elle hocha la tête d’un air provocateur, et en une seconde bondit de nouveau. Une brique branlante glissa sous son pied dans un craquement. Ciri vacilla puis tenta de retrouver l’équilibre. En vain.
Le sorceleur s’élança dans sa direction.
Triss leva la main et ouvrit la bouche pour prononcer une formule de lévitation. Mais elle savait qu’elle n’en aurait pas le temps. Tout comme elle savait que Geralt non plus n’arriverait pas à temps pour sauver la fillette. C’était impossible.
Et pourtant, il y parvint.
Il atterrit sur ses genoux avant de rouler sur le côté. Il était tombé, mais il n’avait pas lâché Ciri.
La magicienne s’approcha d’eux lentement. Elle entendit la fillette murmurer et renifler. Geralt aussi murmurait quelque chose. Triss ne parvenait pas à distinguer les mots, mais elle en comprenait le sens.
Un vent doux mugit à travers les fissures du mur. Le sorceleur releva la tête.
— C’est le printemps, fit-il doucement.
— Oui, confirma-t-elle en avalant sa salive. Les cols sont encore enneigés, mais dans les vallées… c’est déjà le printemps. N’est-ce pas le moment pour nous de partir, Geralt ? Toi, moi et Ciri ?
— Oui. Il est grand temps.